Le Comité pour la justice (CFJ) a déclaré que l’utilisation du pouvoir judiciaire par les autorités exécutives des États répressifs comme un outil de répression de l’opposition et de musellement des voix constitue une violation flagrante des droits humains fondamentaux, portant atteinte à l’esprit même de la justice au sein de la société. Il affirme que ces pratiques ne se limitent pas seulement à l’émission de verdicts injustes contre les opposants, mais s’étendent également à l’utilisation arbitraire des lois, la politisation des tribunaux et la privation des individus de procès équitables, créant ainsi un climat de peur et de méfiance à l’égard des institutions judiciaires. La véritable justice ne peut être réalisée que par l’indépendance de la magistrature et la garantie de la primauté du droit, sans ingérence politique visant à saper les droits et les libertés des citoyens.
Cela intervient alors que la deuxième chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a rendu, le mercredi 5 février courant, des peines de prison contre plusieurs journalistes, blogueurs et opposants politiques, accusés de « porter atteinte à la sûreté de l’État », dans l’une des affaires les plus controversées du moment.
L’affaire dite Instalingo remonte à une enquête ouverte en 2021 sur une société spécialisée dans la production de contenu numérique. Plusieurs de ses employés, y compris des journalistes, ont été accusés de complot contre la sûreté de l’État. Bien que le juge d’instruction de Sousse ait abandonné les charges contre Shatha Al-Haj Mubarak en 2023, reconnaissant qu’elle exerçait uniquement un travail journalistique, la chambre d’accusation a annulé cette décision et rétabli les accusations contre elle.
Parmi les condamnés figure le journaliste palestinien Wadah Khanfar, ancien directeur du réseau Al Jazeera, qui a été condamné par contumace à 32 ans de prison! Les verdicts ont également concerné Rached Ghannouchi, chef du mouvement Ennahdha, condamné à 22 ans de prison, ainsi que l’ancien Premier ministre Hichem Mechichi, condamné par contumace à 35 ans de prison. En outre, la journaliste Shatha Al-Haj Mubarak a été condamnée à cinq ans de prison, tandis que les blogueurs Salim Al-Jabali et Achraf Barbouch ont respectivement écopé de 12 ans et six ans de prison.
Rached Ghannouchi, âgé de 83 ans, a refusé de comparaître devant le tribunal, protestant contre ce que ses avocats ont qualifié de « manque d’indépendance de la justice ». Les condamnations dans cette affaire ont également concerné son gendre, l’ancien ministre des Affaires étrangères Rafik Abdel Salam, condamné à 34 ans de prison, ainsi que son fils « Moaz » et sa fille « Soumaya », condamnés respectivement à 35 ans et 25 ans de prison. Par ailleurs, tous les biens de Ghannouchi, ainsi que ceux de l’ancien Premier ministre Hichem Mechichi et du dirigeant du mouvement Ennahdha, Sayed Ferjani, ont été confisqués.
Ces verdicts ont suscité de vives critiques de la part de l’opposition et des organisations professionnelles. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a qualifié ces jugements d' »injustes » et visant à « intimider les journalistes et à faire taire les voix libres ». Il a exprimé son « soutien total et inconditionnel » à la journaliste Shatha Al-Haj Mubarak et à sa famille, appelant à sa libération et annonçant qu’il allait engager une procédure d’appel contre le verdict rendu à son encontre. De son côté, le président du SNJT, Ziad Dabbar, a déclaré à l’Agence France-Presse que « la justice est devenue une épée suspendue au-dessus des journalistes », avertissant que ces pratiques menacent l’avenir de la liberté de la presse dans le pays.
Le CFJ considère que, depuis l’accession de Kaïs Saïed au pouvoir en 2019, et plus particulièrement après sa décision d’accaparer les pouvoirs exécutif et législatif en 2021, la Tunisie a connu une régression spectaculaire en matière de libertés politiques et judiciaires. Il a dissous le Parlement et remodelé le système politique de manière à concentrer de vastes pouvoirs entre les mains du président, ce qui lui a permis d’émettre des décisions et d’apporter des modifications judiciaires facilitant la poursuite de ses opposants.
Dans ce contexte, de nombreuses figures politiques de l’opposition, y compris d’anciens députés, ministres et journalistes, ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Nombre d’entre eux sont accusés de « complot contre la sûreté de l’État » et d' »incitation au désordre ». Plusieurs journalistes influents, tels que Mohamed Bou Ghalb, Mourad Zaghidi, Borhane Bsais et Sonia Dahmani, ont été arrêtés et condamnés à des peines de prison allant de huit mois à deux ans.
Bien que le président tunisien ait affirmé que « les libertés sont garanties », la réalité montre une détérioration sans précédent des libertés politiques et médiatiques, marquée par une augmentation des arrestations et des procès iniques. Cette situation fait de la Tunisie un modèle inquiétant dans la région quant à l’utilisation de la justice comme un instrument de répression contre l’opposition.
Pour toutes ces raisons, le CFJ rejette ces verdicts « injustes » et « politisés » et appelle la justice tunisienne à se distancer des luttes politiques et des pressions exercées par les autorités afin de préserver les libertés que le régime tente d’étouffer. Il exige la libération immédiate des détenus et leur réexamen devant un tribunal garantissant les normes de procès équitable reconnues au niveau international.