Le « Comité pour la Justice » (CFJ) a déclaré que l’un des moyens les plus faciles utilisés par les régimes répressifs pour étouffer les libertés sous prétexte d’assurer la sécurité et la stabilité est l’application des lois d’urgence. Ces régimes exploitent ces lois pour prolonger leurs pouvoirs exceptionnels, ce qui leur permet de restreindre la liberté d’expression, de museler les voix dissidentes et de poursuivre les militants sans respecter les garanties légales, entraînant ainsi de graves violations des droits individuels, y compris des arrestations arbitraires et des procès inéquitables, ce qui approfondit le climat de peur et de répression menant à une instabilité généralisée.
Dans le même temps, le président tunisien Kaïs Saïed a publié l’ordonnance n° 74 de l’année 2025, datée du 29 janvier 2025, prolongeant l’état d’urgence pour une nouvelle année, jusqu’à la fin de 2025, dans le Journal Officiel de la République Tunisienne. Il y est stipulé : « L’état d’urgence est prolongé sur l’ensemble du territoire de la République tunisienne à partir du 31 janvier 2025 jusqu’au 31 décembre 2025. » Cette prolongation intervient après que le président Kaïs Saïed ait pris connaissance de la Constitution, de l’ordonnance n° 50 de 1978 datée du 26 janvier 1978 relative à l’organisation de l’état d’urgence, ainsi que de l’ordonnance n° 713 de 2024 du 30 décembre 2024 relative à la déclaration de l’état d’urgence.
CFJ souligne que la loi sur l’état d’urgence en Tunisie est l’un des outils juridiques utilisés par les autorités pour imposer des restrictions exceptionnelles aux droits et libertés, notamment en période de troubles politiques ou sécuritaires. Bien que cette loi ait été adoptée pour la première fois en 1978 dans un contexte exceptionnel pour permettre aux autorités de faire face aux événements du Jeudi noir, un moment clé de la lutte politique et sociale après l’indépendance, elle a été ensuite régulièrement utilisée pour justifier des mesures répressives ciblant la liberté d’expression et de réunion pacifique, ainsi que pour restreindre les opposants politiques et les militants des droits humains.
Cette loi accorde au président des pouvoirs exceptionnels étendus, notamment la possibilité d’imposer un couvre-feu, de restreindre la liberté de réunion et de manifestation, de fermer des associations et organisations, de surveiller les médias, et de placer des individus en résidence surveillée sans autorisation judiciaire. Elle permet également aux autorités de mener des perquisitions et des arrestations sans contrôle judiciaire strict, ouvrant ainsi la porte à de graves violations des droits humains.
C’est précisément ce qu’a fait le président actuel, Kaïs Saïed, après les événements du 25 juillet 2021, en utilisant systématiquement l’état d’urgence contre des figures publiques influentes issues de divers domaines, comme le bâtonnier Chawki Tabib, ancien président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, Noureddine Bhiri, vice-président du mouvement Ennahdha, et Béchir Akremi, ancien procureur de la République auprès du Tribunal de première instance de Tunis, ainsi que d’autres personnalités politiques et judiciaires. L’ordonnance de 1978 a également été utilisée pour interdire les réunions dans les locaux du mouvement Ennahdha et du Front du Salut en avril 2023, à la suite de l’arrestation du chef du mouvement, Rached Ghannouchi.
Il était attendu que le président de la République propose un projet de loi organisant l’état d’urgence afin qu’il soit conforme, au moins en théorie, au cadre constitutionnel régissant la restriction des libertés, d’autant plus qu’il avait lui-même reconnu l’inconstitutionnalité de l’ordonnance de 1978. Cependant, ce dossier ne semble pas avoir été une priorité pour lui, puisqu’aucun projet de loi en ce sens n’a été présenté ni avant ni après le 25 juillet, malgré son pouvoir d’initiative législative. Il n’a pas non plus cherché à réglementer l’état d’urgence par le biais de décrets législatifs. De son côté, l’actuel Parlement ne semble pas considérer la promulgation d’une nouvelle loi sur l’état d’urgence comme une priorité, sachant que l’ancienne chambre législative avait également tardé à adopter une loi à ce sujet avant le 25 juillet.
Pour toutes ces raisons, CFJ estime que le maintien de l’état d’urgence en Tunisie représente un réel danger pour les droits et libertés publics, exposant le pays à des dérives autoritaires menaçant les acquis de la révolution. Afin de bâtir une véritable démocratie, il est nécessaire de réformer cette loi en limitant strictement son utilisation et en empêchant qu’elle soit exploitée pour restreindre les libertés fondamentales. La justice et la stabilité dans une société ne peuvent être garanties que par le respect de l’État de droit et la protection des droits des individus sans discrimination ni exception.
Par conséquent, CFJ appelle les autorités tunisiennes à suspendre l’application de l’état d’urgence, sauf en cas de nécessité absolue et sous un contrôle judiciaire strict. Il exhorte également à une révision des législations d’exception qui confèrent à l’exécutif des pouvoirs étendus sans surveillance judiciaire.
Enfin, le Comité appelle les autorités tunisiennes à garantir le respect des droits humains, même en période d’urgence, afin que ces mesures ne soient pas utilisées comme prétexte à la répression politique. Il invite également la communauté internationale et les mécanismes onusiens à faire pression sur la Tunisie pour qu’elle mette fin à l’application de la loi sur l’état d’urgence, en raison de son incompatibilité avec la Constitution tunisienne et les traités internationaux et conventions onusiennes signés par la Tunisie et juridiquement contraignants pour elle.